Images de mon beau pays perdu
Oui, je reviens à toi, berceau de mon enfance
Il y a des mots qui en appellent d'autres, nous le savons tous : il suffit parfois d'une parole, d'un récit, d'un texte lu pour déclencher en nous quelque chose d'inattendu. « Accoudés à la balustrade d'un balcon... » banale expression rencontrée au cours de l'une de mes récentes lectures qui dissipa mon attention avec une déconcertante rapidité et engendra un appel de mémoire, une prospection dans les arcanes du souvenir où l'enfance a déposé tant de trésors. Combien de souvenirs précis a laissés en moi cette habitude si méditerranéenne, ce rituel auquel nous avons tous sacrifié pour assister au spectacle de cette rue africaine tant chargée de drames et de labeurs !
L'appartement que nous habitions comprenait trois jolis balcons à la balustrade en fer forgé, trois vastes ouvertures sur la vie d'un quartier actif, animé, proche du marché de Bône que la coutume avait baptisé « marché européen ». C'est par eux que, chaque matin, nous parvenait la rumeur familière : tintements, grincements de roues, voix entrelacées, progressions cahotantes de quelques chariots sur les pavés inégaux, claquements intempestifs de fouets, appels tonitruants, vociférations de cochers qui fouaillaient leur attelage, vrombissements de moteurs... Ce tintamarre envahissait la quiétude de ma chambre et accompagnait mes derniers travaux scolaires avant le départ pour le lycée. Des rais de lumière projetaient l'ombre zébrée des persiennes closes sur le plafond et l'animaient de formes étranges et fugitives. Parfois, je les observais, fermais les yeux un instant comme pour mieux en apprécier leur surprenant pouvoir. Ces images fantasques, étrangement nettes et vives dans le noir, poursuivaient leur ronde sous mes paupières et mon imagination vagabonde d'adolescent leur attribuait de multiples significations. Puis, me libérant de leur envoûtement, je revenais aux êtres, aux choses d'alentour. J'ouvrais prestement les persiennes : le soleil, dans toute sa gloire, inondait la pièce à gros bouillons. Combien douce était la caresse de ses rayons qui blondissaient le duvet juvénile de ma peau ! Brûlante et lourde, la matinée flambait déjà. Une onde de bonheur me parcourait et ma bonne humeur rayonnait. J'étais prêt à affronter une nouvelle journée de ma vie de lycéen assidu. Depuis ces balcons, la vue, par-dessus les toits et les terrasses de la ville, s'étendait jusqu'aux pentes forestières de l'Edough. Le spectacle y était d'une autre nature. Au petit matin, du côté du golfe, l'horizon incarnat s'irisait d'une lumière rougeoyante et le soleil s'élevait dans un ciel de plus en plus pur, de plus en plus blanc de lumière. L'averse fastueuse de ses rayons ruisselait de toutes parts. Leur poudroiement nimbait l'étendue de la ville et de la vaste plaine qui se déployait par vagues régulières jusqu'aux collines entr'aperçues à la limite du regard. C'était les prémices de l'une de ces journées radieuses dont les ors et les lilas diaphanes du matin alanguissaient l'âme et l'embrumaient de vague et d'indicible. Nous nous apprêtions à déguster un festin digne des dieux.
Certains jours d'été, lorsque la chaleur le permettait, les persiennes grandes ouvertes laissaient place à de larges stores versicolores qui répandaient dans l'appartement une chaude couleur orangé. Des rais de soleil touchaient par pulsations inégales les tommettes vernissées. Des effluves odoriférantes s'échappaient d'une épicerie voisine et d'une échoppe plus lointaine où des marchands arabes présentaient à la convoitise des passants leurs pâtisseries suintantes d'huile et de miel. Des nuées de mouches assaillaient ces pyramides de friandises gluantes. Des odeurs aromatiques d'épices et de café, des exhalaisons de beignets chauds s'épandaient, montaient jusqu'à nous et émouvaient nos narines. Durant les heures les plus fraîches de la soirée, nous suivions, amusés, les jeux incessants des martinets qui, par dizaines, striaient l'azur immaculé. Au cours de leurs vols acrobatiques, ils piquaient vers les immeubles, rasaient les façades et, d'un claquement d'ailes, repartaient en lâchant un bref cri strident. Au bout d'un instant, après de multiples circonvolutions, ils rejoignaient leurs congénères installés sur les corniches le long de la rue et sur les fils électriques tendus entre les deux rangées d'immeubles. Serrés les uns contre les autres, ils s'unissaient dans un pépiement qui s'enflait tout au long du jour au point de devenir assourdissant puis cessait dès les premiers signes de la nuit.
Quelle magnificence dans ces somptueux couchers de soleil auxquels nous assistions depuis nos balcons ! A l'heure crépusculaire, le massif montagneux se parait de ses plus beaux atours. L'arc fauve du soleil descendait lentement puis sombrait brusquement dans un rougeoiement de fin du monde. Le ciel, derrière l'échine du Bouzizi, s'assombrissait, se drapait d'une couleur violette, l'ombre gravissait rapidement les flancs de la montagne et le voile vespéral étendait ses pans éteignant les couleurs et estompant les formes. L'air fraîchissait dans le soir opalin. La ville assoupie reposait sous la lente palpitation des étoiles. La halte contemplative nous retenait sur les balcons. Imposante par son mystère et son charme, la nuit naissante étendait son apaisant pouvoir. Les soirs de grande chaleur, nous allions chercher, sur le balcon, les quelques bouffées d'air frais que nos corps saturés de soleil réclamaient. Après la touffeur du jour, la température, au mépris de nos espérances, ne déclinait que légèrement sous le souffle d'une brise marine à peine perceptible. La lumière se détendait, faiblissait rapidement. Les lueurs falotes de la ville s'étendaient de plus en plus puis nappaient la plaine proche. Des bruits assourdis, insolites et lointains planaient à la limite de l'ouïe. Dans la masse sombre de l'Edough, les phares des automobiles qui rejoignaient la plaine formaient une longue file de points lumineux qui lançaient leurs appels fugaces, vains S.O.S dans l'immensité des ténèbres. La ville lentement s'endormait, dans la nuit étouffante. Suivaient les longues nuits d'été. Combien est vivace le souvenir de l'une d'entre elles ! C'était une nuit sans le moindre souffle, une de ces nuits d'étuve où l'air surchauffé entrait dans la poitrine comme une chaleur de four. Les persiennes de ma chambre grandes ouvertes laissaient passer la lumière blafarde d'un ciel piqueté d'étoiles. Au centre du scintillement, l'une de ces constellations, d'un éclat merveilleux, si radieusement clignotante, captait mon regard. Le reste du jour semblait s'être fixé sur cette grosse goutte tremblante et fascinante. J'en oubliais la lourde moiteur, l'accablement du corps, la sueur qui perlait de toute part, qui ruisselait sous les aisselles. L'approche bourdonnante des moustiques que la somnolence du corps attirait, me ramena à la lente coulée du temps. Malgré moi, sous mes paupières closes revivaient des souvenirs que le sommeil finissait par emporter entre deux infinis de silence et de nuit.
Il y avait aussi les premières pluies de septembre qui nous apportaient une trêve de fraîcheur à la fin du long été sec et torride. Leur violence nous attirait parfois sur les balcons d'où nous pouvions suivre les effets ravageurs de l'orage. Les sols asséchés absorbaient d'abord goulûment cette eau providentielle puis, vite saturés, ils refoulaient vers les caniveaux l'ondée généreuse qui s'engouffrait en gargouillant dans les bouches d'égouts. La pluie fouettait les façades, cinglait les persiennes et tambourinait sur les vitres. Des trombes furieuses galopaient le long de la rue puis, progressivement, calmaient leur ardeur. Dépoussiérés, les toits et les terrasses se mettaient à luire. Comme à regret l'orage s'éloignait grondant encore un peu et la pluie cessait. Une vapeur légère s'élevait des trottoirs encore tièdes et une odeur bienfaisante de terre mouillée accompagnée d'une débauche de parfums végétaux montait jusqu'à nous. L'air perdait de sa moiteur, devenait plus frais et nous emplissait d'un indicible bonheur qui revigorait nos énergies. Mais, la chaleur tenace reprenait vite ses droits et, de nouveau, le soleil lançait ses flèches acérées. Bientôt, les gouttes d'eau, larmes diamantines qui perlaient le long des fils électriques, étaient les derniers témoins de l'ondée passagère. L'image du balcon, c'est encore d'autres souvenirs plus amers. Le jour où la rumeur publique annonçait des remous probables dans la cité, l'inquiétude nous y réunissait pour guetter le retour du père. Une angoisse irraisonnée nous tenaillait. Le moindre retard avivait nos craintes et nous faisait envisager le pire. Quel bonheur, quelle délivrance lorsque la silhouette paternelle se dessinait à l'extrémité de la rue ! Les visages s'éclairaient de nouveau et révélaient le calme intérieur retrouvé. Combien indestructibles demeurent ces souvenirs d'enfance, prêts à revivre au moindre appel ! Combien le pèlerin du souvenir que je suis, garde en lui précieusement comme un pieux reliquaire ce flots d'images de notre beau pays perdu ! Claude BARNIER Mis en page le 21/04/2010 par RP |