LETTRES d'ALGERIE (1837-1840)

   Transmises par la famille Bruand, nous possédons 9 lettres écrites d'Algérie, par le Maréchal-des-logis-Chef, puis Sous-Lieutenant Jean-Joseph Eugène Cèdre, entre octobre 1837 et juin 1840, peu avant sa mort des "fièvres", le 5 septembre 1840.
   
Ces lettres ont été publiées dans les Feuillets d'El-Djezaïr en janvier 62.
   Voici la lettre n°8 écrite à Sidi-Turco près de Sétif
.


   21 Mai 1840,

   Mes Chers parents, Nous sommes partis de Constantine, le 13 Mai sous les ordres du Lieutenant Général Galbois. Trois escadrons du 3e de Chasseurs, deux du 4e et deux escadrons des Spahis de Constantine forment la Cavalerie qui se monte à 700 chevaux En partant de Constantine nous sommes allés installer comme Kaïde le frère du fameux Chek El Arab (1) (coupeur d'oreille), dans la tribut des Abdénar (2), qui borde le désert ; nous avons été reçus avec enthousiasme par ces peuples barbares, tous les cavaliers sont venus à notre rencontre en faisant la fantasia. Ils sont supérieurement bien montés et manient bien leurs armes. Les principaux guerriers avaient des bonnets en plume parfaitement semblables à nos bonnets à poil ; les chevaux étaient caparaçonnés avec de longues housses garnies de grelots et traînant jusque sur les jarrets, plusieurs d'entre eux avaient des cottes de maille en soie dorée.

   Nous n'avions jamais rencontré de bédouins aussi beaux, après l'installation de leur nouveau caïd ils nous ont accompagnés jusque sur le désert. Nous nous sommes installés dans un oasis où nous avons passé la nuit et nous sommes arrivés à Sétif après 7 journées de marche.

   Il y a deux mois que nous nous couchons à l'Hôtel du Grand Cerf et il est probable que dans trois mois nous ne serons pas rentrés. Si vous voyiez nos figures et nos vêtements, vous reculeriez épouvanté ; la nuit l'humidité est si grande qu'on est obligé de courir pour se réchauffer et la journée la poussière du désert mêlée à la chaleur nous étouffe. Les hommes que nous avons reçus de France gardent leur manteau et s'en enveloppent, nous en perdons beaucoup.

   Nous avons rencontré sur notre route une quantité innombrable de ruines des romains, des villes immenses et pas un seul habitant, les Arabes y enterrent leurs morts et ne s'en approchent pas, ils préfèrent vivre sous leur tente,

Le Père Enfantin (3) fait l'expédition avec nous et plusieurs officiers belges.

   A Amam Eskoutine, près du camp Maïd Djésarnar (4), il y a une source d'eau minérale, l'eau en sortant de terre dépose une espèce de chaux qui forme un cône et lorsque ce cône est monté à une élévation de 10 toises, la source trouve une autre issue et en forme un autre et comme il y a au moins trois cents sources et que tous les deux ou trois ans ils se renouvellent, on jurerait en approchant voir les ruines d'une ville, toutes ces eaux brûlantes (65¡) se réunissent et se jettent dans une rivière que l'on nomme l'oued Zénati. La surface de l'eau de la rivière est brûlante tandis que le dessous est froid, et ce qu'il y a de merveilleux c'est qu'on aperçoit beaucoup de poissons dans l'eau froide de manière qu'en pêchant à la ligne on pourrait le faire cuire avant de le tirer de l'eau. Les Romains avaient tiré parti de ces eaux car on aperçoit encore de grandes ruines et des bains assez bien conservés.

   Je ne finirai pas si je vous racontais tout ce que nous voyons journellement, des villes entières bâties en marbre rouge et blanc, des inscriptions, des temples, des aqueducs à chaque instant, enfin tout nous prouve que ce pays a été très peuplé et parfaitement cultivé. Aujourd'hui c'est un pays désolé, pas un seul arbre, à peine quelques champs cultivés et tous brûlés par les sables du désert.

 Les habitants sont tous pasteurs et guerriers ; on se plaint dans le Nord de la France d'être obligé de brûler du charbon de terre et nous autres nous faisons cuire notre mauvaise brebis avec du crottin ou de l'herbe sèche. Nous venons de faire 130 lieues sans avoir vu un seul petit arbrisseau. Nos chevaux mangent de l'orge et de l'absinthe qui croît dans les plaines les plus arides.
   Les premiers jours nous avons trouvé beaucoup d'asperges, elles sont mangeables mais un peu amères, les artichauts sauvages viennent partout, on ne voit plus ici de cactus ni d'aloès. Dans trois jours nous serons dans un pays magnifique, dans le pays des dattes, je voudrais bien pouvoir vous en faire passer un sac (dans ma lettre).  Nous sommes campés à la hauteur de Bougie et moitié chemin de Bône à Alger.

   Il y a un mois nous étions à quarante lieues de Fétich et à la hauteur de Tunis. Vous voyez que nous faisons du chemin ; il y a deux jours le camp de Sidi-Turco (5), occupé par un bataillon du 62 et 40 hommes du 3e de Chasseurs a été attaqué par un des lieutenants de l'Emir qui avait 7.000 hommes de Cavalerie et 10.000 fantassins ; le colonel Lafontaine qui commande le camp de Sétif fut instruit à temps et après avoir marché toute la nuit, il surprit les Arabes endormis et campés sur une montagne ; la boucherie commença et les deux escadrons du 3e de Chasseurs lavent aujourd'hui leurs vestes couvertes de sang bédouin ; enfin ils en ont tant tués qu'ils ont renoncé dessus. L'infanterie ne peut rien faire, les Arabes ne les craignent pas et les malheureux tirent une langue et ne trouvent pas d'eau, et plus de jambe et le gredin d'Azor (6) qui pèse, qui pèse ! aussi ils disent tous « vivent les Chasseurs, sans les Chasseurs nous sommes tous morts », et puis pour passer les rivières il faut voir les fantassins en croupe : ils nous serrent à nous étouffer !

 

   Je vous embrasse tous.

E. Cèdre.

Notes
(1) Bou Aziz ben Gana.
(2) Il s'agit de la tribu des Abd en Nour qui figure sur la carte de Carette et Warnier au sud de Châteaudun-du-Rhummel.
(3) Membre de la Commission Scientifique de l'Algérie. Il publia en 1843 un ouvrage fort remarqué sur la Colonisation de l'Algérie.
(4) Medjez Amar, station sur la route de Constantine, à Guelma, près de l'embranchement d'Hammam Meskoutine.
(5) Camp situé au Nord de la route de Sétif à Bordj-bou-Arréridj.
(6) Le sac.

Transmis par Théo BRUAND