CONSTANTINE A PROPOS DE SES PONTS, DE LEUR HISTOIRE, ET DU TEMPS

"Mais vous oubliez que Constantine, comme Paris, est la Ville des Ponts ? ", nous avait fait constater avec étonnement un jour notre prof de français-latin de 6ème.

Il s'agissait en effet de décrire et caractériser la Ville, et notre travail, par souci de la voir ressembler à une ville quelconque d'une Métropole toujours prise comme modèle, avait tout bonnement omis de citer son entaille et ses ponts aériens, vécus péjorativement par la plupart de nous. . .

Aujourd'hui, c'est à partir de quelques cartes postales retrouvées que cette évocation des lieux me vient ... Car c'est une drôle de Ville, étrange et saisissante, qui me salua, lorsqu'enfant j'arrivai de Petite Kabylie, en ce début de Guerre.

Revoyons son site:

Elle était remarquablement assise sur un plateau rocheux limité par des escarpements vertigineux. Les Français l'appelaient " le Vieux Rocher ", les arabes n'ont cessé de la surnommer " Bled-el-Haoua ", expression qui signifiait à la fois " Cité aérienne ", " Cité du Ravin ", " Cité des Passions ". Ce plateau en forme de trapèze avait ses angles orientés sur les quatre points cardinaux.

La rivière du Rhumel, encaissée dans une gorge abrupte d'une profondeur moyenne de plus de 100 m coulait le long des deux faces Sud-Est et Nord-Est de ce trapèze, sur une longueur de 2.800 m. Sur une seule face seulement, à l'Ouest, le plateau se trouvait accessible par un isthme étroit, borde de pentes rapides, couvertes, toutes, de constructions modernes par les Français (fig. I ).

Mais reprenons l'histoire:

Cet isthme, célèbre lors de la prise de Constantine, a été le seul point faible de ses remparts, attaqués en octobre 1837 par Damrémond et le Duc de Nemours, puis forcés par Lamoricière. Ce fut la " Brèche ", où fut aplanie plus tard la "Place Nemours", devenue ensuite " Place de la Brèche ", je suppose au moment du Centenaire. Cette place était toujours appelée par la population arabe " Bab-El-Oued ", Porte de la Rivière, du Rhumel, bien sûr, n'en déplaisait aux Algérois...

L'ancienne " Cirta " nom primitif de Constantine paraît avoir été une dénomination phénicienne, puis romaine. L'antiquité de cette ville n'avait pas pour autant été oubliée par les Français, qui pratiquaient des fouilles incessantes dans son sous-sol, non plus que son passé arabe, alors que le Turc, semble-t-il, passait beaucoup plus sous silence, ... peut-être à cause de la conquête ?

Le plus ancien pont des Français, situé en diagonale à l'opposé de cette place, à la pointe Est du " Vieux Rocher " était appelé par tous " Le Pont d'EI Kantara " (fig. Ibis), pléonasme oublié, El Kantara voulant évidemment exactement dire " pont " en arabe. Il avait été construit sous Napoléon III, en 1864, pour relier le " Vieux Rocher " et sa " Rue Nationale" au chemin du Mansourah, puis aux nouveaux quartiers européens, sur la rive droite du Rhumel, à l'endroit où s'est ensuite construit la gare. Cette gare voyait passer beaucoup d'écoliers, elle était décorée à son entrée par la statue de marbre blanc de l'Empereur Constantin, fondateur officiel de la Ville, réplique par Brasseur d'une statue située à Rome, sous le portique de saint-Jean de Latran...


"Constantin et sa femme Constantine", chantonnaient au passage les écoliers dans leur trolleybus. . .

Il est à noter toutefois que le nom arabe repris actuellement de " Ksentina ", ne ferait pas référence à cet empereur, mais à Tina, la mythologique reine de Cirta...

Ce Pont donc, était un arc de fonte long de 127 m, élevé de 125 m à la verticale au dessus du ravin. Il remplaçait et surplombait les ruines d'un ancien pont romain, restauré par les Turcs au XVIlIeme siècle, jeté d'une hauteur de 65 m au fond des gorges du Rhumel, le premier qui fut appelé " El Kantara ".

Ce premier pont avait été utilisé par une colonne de soldats français en 1836, au cours d'une tentative de prise de la Ville. Cette colonne, venue de Bône par le Mansourah, avait pû commencer par investir une partie de l'ancien quartier d'EI-Kantara, rive gauche, sur le Rocher, mais l'assaut avait été sanglant, elle fut repoussée... Il s'écroula en 1857, et on en apercevait toujours un vestige tout en bas, près des sources d'eaux chaudes, situées un peu plus en amont, et à 8 m environ au-dessus du lit du Rhumel (fig.2), sur le " Chemin des Touristes "... Ce Chemin, dû à l'ingénieur Frédéric Remès, serpentait en effet tout le long des gorges, il était accessible à cet endroit par un escalier interminable.


Chronologiquement, après le Pont d'EI-Kantara, citons " Le pont de Sidi-Rached" (fig.3), datant de 1912, grosse masse impressionnante du saillant Sud de la Ville, obturant et franchissant à la fois en arcades interminables (fig.3bis), un Rhumel qui s'étranglait brusquement en bouillonnant en ce début des gorges. Etabli sur 25 arches de pierres de taille, dont une centrale de 70 m d'ouverture et haute de 105 m, il surplombait d'abord, au départ de la rive droite une route, où se trouvait un entrepôt célèbre, les " Comptoirs Numidiens " et un dépôt de trolleybus. Au fond du ravin, rive droite, encore des sources d'eaux chaudes, celles-là à 2 m seulement au-dessus du lit de la rivière. Puis, de l'autre côté, il passait au-dessus d'une partie du quartier de Sidi-Rached, enjambant ruelles en escaliers et maisons, dont chaque toit ou presque abritait au printemps un nid de cigognes.

La construction de ce pont parait avoir été voulue décorative. Comme son frère Suspendu, que l'on va évoquer plus loin, il symbolisait pompeusement la Ville sur les cartes postales. On le voyait de loin, il apparaissait énorme lorsqu'on arrivait (autrefois) par la route de Sétif, ou (maintenant) par le plateau du Telergma où se situe l'aéroport.

Lorsqu'on l'empruntait, le " Sidi-Rached ", par le trolleybus de Sidi Mabrouk... " le vertige il te donnait "... Il était en légère pente au départ de la rive droite. De plus il n'était pas droit, il y avait en effet en cours de route deux virages que les chauffeurs arabes prenaient à vive allure, avec un malin plaisir, pour impressionner les écoliers.. .

Toujours à la verticale de ce pont, comme pour les autres ponts, il y avait un pont, le " Pont du Diable " (fig.4), construit par les Turcs, au pied du " Rocher des Martyrs ", et près de ruines romaines, comme l'on en rencontrait à chaque pas dans la Ville.

Toujours vers 1912 " le Pont de Sidi M'Cid " (fig.5) a été construit par l'ingénieur Arnaudin, au saillant Nord du " Rocher ". Ce pont donnait à la Ville un caractère touristique célèbre dans toute l'Algérie, il reliait la Kasbah (forteresse ancienne et quartier militaire à l'époque des Français), au nouvel Hôpital et au vertigineux Monument aux Morts. Appelé tout bonnement " Pont Suspendu ", tout de fer et de fonte, d'une longueur de 168 m, il dominait le Rhumel de 175 m au dessus de son tablier... Une merveille d'architecture, et la fierté des Constantinois. Entre les deux guerres, au moment de l'essor de l'aviation, des aviateurs acrobates ont volé sous sa passerelle. L'exploit avait été longuement relaté dans la presse algérienne de l'époque.

Tout près du pont, dans la paroi, s'ouvrait une grotte suspendue, la " Grotte aux Pigeons " ou avaient eu lieu des fouilles préhistoriques. Le chemin antique qui y conduisait passant sous le pont au départ de la dernière voûte aval sur le côté gauche du Rhumel, aurait été utilisé en 1837 par une poignée de volontaires français pour s'introduire dans la Kasbah par une ancienne porte, dite la " Porte du Vent ".

Du haut de " Sidi M'Cid ", comme on disait, car il s'agissait aussi bien du Pont, que du Quartier, que du Rocher, la vue était surprenante, et s'étendait au loin, à 2 ou 300 m plus bas, vers la plaine du Hamma, ses champs de blé, ses vergers des "Jardins du Bey" où poussaient des palmiers, inconnus dans la Ville à cause de l'altitude. Mais la vue allait aussi, bien au-delà, vers les Babors, tout bleus au loin. Le Rhumel devenu " Oued-el-Kebir ", s'y perdait en d'autres défilés, après avoir serpenté dans la plaine en direction de Grarem et de la côte de Djidjelli.. .

Presque à la verticale du pont de Sidi M'Cid, et datant de 1925, était le " Pont des Chutes " ou des " Cascades ", ou des " Moulins Lavie " (moulins à blé et usine de pâtes alimentaires), construit comme son nom l'indiquait au-dessus des chutes abruptes de 80 m appelées aussi " Chutes Lavie ", marquant la fin des gorges.


La Passerelle Perrégaux (fig.6), piétonne, entre El Kantara et Sidi-Rached, était suspendue comme son grand frère de Sidi-M'Cid souvent confondue avec lui, sans oser toutefois porter son nom... Longue de 125 m et large de 2,40 m, elle a été la petite dernière construite, je suppose dans les années 1920. Son utilité avait été souvent contestée, elle avait dû vouloir au début relier à pied le Centre-Ville à la gare, et aux quartiers avoisinants, comme le quartier Gallieni.

Son point d'accès était près de la Nouvelle Medersah (" Ecole Supérieure " arabe), située dans un tournant de la Rue Clémenceau, dite " Nationale ", dont la coupole, de style néo-mauresque, se voyait de loin. Il y avait là une petite place, dite " Place Molière ", où se côtoyaient: un lycée de jeunes-filles, un marchand de beignets tunisiens, deux écoles, un arrêt de trolleybus, une clinique, des bains maures, des cafés maures, des magasins de tissu juifs, et un parapet près duquel stationnaient en permanence beaucoup de badauds, car la vue plongeait vertigineusement sur cette partie des gorges. Un ascenseur, encore, mais construit en maçonnerie hors du rocher, moins long que celui de Sidi M'Cid, un peu la réplique de celui du square Bresson, dans Alger-la-Blanche, descendait jusqu'au départ de la passerelle, en contre-bas.

Lorsqu'elle supportait beaucoup de monde, on la sentait, cette passerelle, se balancer doucement, dans le sens vertical, surtout s'il y avait du vent, au milieu des corneilles... C'était encore impressionnant... Le Pont Suspendu lui aussi avait tendance à se balancer sérieusement lorsque le traversaient beaucoup de piétons, voitures, et camions GM.C. américains...

Tout balance encore à l'évocation de la Ville des Ponts.

A. MILLET

ARTICLE TRANSMIS PAR MICHELE MANIVIT

Voir:

Le livre de Josette Sutra, sur Constantine, citant la Guinguette. .. " Constantine, son passé, son Centenaire ", Recueil des notices et mémoires de la Société Archéologique de Constantine depuis 1853, Edts Braham, Constantine, 1937.

Bibliographie:

Souvenirs d'Enfance.
" Les Guides Bleus Algérie Tunisie ", 1930 et 1950.
" Les Origines de la Ville de Constantine " (Bulletin de la Société de Géographie d'Alger et d'Afrique du Nord), par L. Joleaud, lmp. Algérienne, Alger, 1918.