Le KEF sous la neige
La neige n'est pas sans quelques avantages. Elle nourrit un peu le débit des sources et elle imbibe d'eau à souhait les sols argileux des sraouate. Mentionnerons-nous à côté de cela la possibilité de la mettre en réserve pour l'été ? Sir Grenville Temple indique que le Bey en avait des dépôts au Kef, au Goraa et à Zaghouan (1), et l'on n'a pas oublié au Kef, près de Bab-Ben-Anine, le Bir-Ets-Tselj où l'on enfermait la neige pour la cour beylicale
En compensation, I'homme peut reprocher à la neige des méfaits multiples, ici comme dans le Haut-Tell d'Algérie : ils se caractérisent surtout par des pertes d'animaux sur le Djebel ou le Sra. Les indigènes redoutent principalement le ler février ajmi (2) (14 février) qu'ils appellent Guirret-el-Anz (le mauvais temps de chèvres) Presque chaque année, le Haut-Tell déplore une guirret el anz infligeant parfois au cheptel des diminutions effrayantes comme en 1892-1893, 1897-1898, 1899-1900, 1905-1906, etc. En outre, la circulation et les transactions sont entravées ou arrêtées. Toute la vie économique et administrative de la contrée est suspendue parfois pendant deux ou trois semaines. Ces inconvénients dont nous avons été témoins à Mactar en janvier 1900 (3) sont plus particuliers aux endroits élevés et aux hivers très froids et très humides, comme il y en a deux ou trois en dix ans et dont le type est l'hiver 1905-1906.
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Dans
quelques localités, les habitants furent comme emmurés. A Mactar,
à Thala, à la Kessera, au Bargou la neige amoncelée par
les tempêtes autour des maisons érigeait de véritables contreforts
de 2,50m de hauteur. Du 6 au 18, les chemins obstrués restèrent
dans le massif de Mactar absolument impraticables aux véhicules. Dans
les transports par voie ferrée quelle précarité : un
train de Kalaat-Senane à Tunis s'immobilisa
dans la neige pendant vingt-six heures, entre l'oued-Sarrath et Aln-Meskhia.
Au Kef, on confia les lettres de et pour Souk-el-Arba pendant toute une semaine
à des cavaliers : à Tajérouille, aucun courrier n'arriva
et ne partit pendant trois jours. A Thala et à Mactar, I'échange
des correspondances fut complètement interrompu du 6 au 10. Le 25 février
seulement le service y était rétabli entièrement. D'autre
part, la neige avait cassé les fils télégraphiques entre
Mactar et le Kef, entre Thala et le Kef et autour de Téboursouk
. Cette dernière localité et Thala se virent huit jours isolées
du corps de la Tunisie.
Dans les centres, la population n'eut pas trop à se plaindre de la pénurie d'approvisionnements, bien qu'à Kalaat-Djerba et à Mactar le pain ait fait défaut. Dans les douars, au contraire, de nombreux indigènes vivant au jour le jour faillirent mourir de faim. La tenue des marchés fut d'ailleurs impossible durant une bonne partie du mois à Souk-el-Djema, pas de souk du ler au 28 février et à Mactar du 3 au 24. De même à Thala. Dans la circonscription du Kef, aucun marché n'eut lieu du 6 au 22. De nombreuses maisons indigènes s'effondrèrent. (36 au Kef) A Téboursouk, plus de 200 oliviers furent abattus. Onze personnes périrent dans la région de Mactar de froid et de privations. Aux Fréchich, un malheureux s'ensevelit dans un ravin comblé de neige.
Quant aux animaux domestiques qui déjà n'étaient pas en très bon état au début de l'hiver, des milliers succombèrent aux intempéries et au manque de nourriture, les pâturages étant cachés. Jusque dans les villages des montagnes ou les bêtes logent dans les maisons avec leurs maîtres, la pneumonie fit d'innombrables victimes parce que la violence du vent jetait la neige dans les chambres mal closes Que dire alors du bétail laissé au dehors?
Particulièrement typique fut l'aventure de ce troupeau surpris par une rafale sur la Hamadat de la Kessera. Les bergers s'enfuirent vers le village où ils parvinrent à moitié glacés. Quant aux animaux, cernés et submergés, ils essayèrent de se protéger les uns les autres, les plus robustes se hissant sur les plus faibles. Mais quand la tempête se fut calmée, on ne retrouva plus qu'une pyramide de cadavres avec au sommet encore quelques moutons en vie.
(I) op. cit. Il, p.275.
(2) Les indigènes emploient encore pour les travaux des champs le calendrier
julien qu'ils nomment l'année étrangère (am el ajmi)
(3)Autour d'un bonhomme de neige, un combat à boules de neige s'engagea
tout comme en France.
Yvonne DUMAS-PELLEGRIN